Protéger les enfants des ténèbres?

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Pourquoi nous ne devrions pas
protéger les enfants des ténèbres

Matt de la Peña est le récipiendaire de la médaille Newbery.
Il est l’auteur de Last Stop on Market Street et, plus récemment, de Love. Cet article est paru sur le site de time.com le 9 janvier 2018.
Traduit par Anne Thériault.

Love sera publié chez D’eux sous le titre AMOUR en octobre 2019. Un petit geste, un livre dont parle Matt, sera publié chez D’eux en mai 2020…

 

Par deux fois, l’automne dernier, un enfant m’a laissé sans mots.

La première fois, cela s’est produit dans une école élémentaire de Huntington, dans l’État de New York. Je me trouvais sur la scène de son auditorium, devant une centaine d’élèves, et après leur avoir parlé des livres, de l’écriture et de la force d’une histoire, j’ai répondu à leurs questions. Les cinq ou six premières ne sortaient pas des sentiers battus. Où trouvé-je mes idées? Écrire un livre prend combien de temps? Suis-je riche? (Ha! Ha! Ha!) Mais ensuite, une jeune fille de cinquième année portant des lunettes d’un vert éclatant s’est levée et m’a demandé quelque chose d’inhabituel : « Si vous aviez la chance de rencontrer un auteur que vous admirez, que lui demanderiez-vous? »

Pour une raison que j’ignore, la question de cette jeune fille, ce matin-là, a fait voler en éclats toute complaisance pouvant parfois s’insinuer dans une présentation d’auteur. La veille, à Las Vegas, un homme avait ouvert le feu sur la foule assistant à un concert, du haut de sa chambre de l’hôtel Mandalay Bay. Les tensions entre les États-Unis et la Corée du Nord atteignaient leur paroxysme. Les Portoricains souffraient toujours des suites du cauchemardesque ouragan Maria. J’ai observé tous ces jeunes visages qui me fixaient des yeux, tentant de concilier l’éclat de cette jeunesse avec la noirceur du monde actuel.

Toutes ces pensées, évidemment, n’étaient pas du tout appropriées pour un si jeune public (et n’avaient pas grand-chose à voir avec la question posée); je suis donc resté planté là, dans un silence gênant, pendant quelques interminables secondes.

Finalement, j’ai fourni à la jeune fille une réponse toute faite sur la façon de gérer le rejet d’un texte, ou l’importance de la révision, puis la conférence a pris fin. Cependant, des heures plus tard, alors que j’étais assis dans un aéroport bondé, attendant un vol retardé, la question de cette jeune fille me trottait toujours dans la tête. Que demanderais-je à un auteur que j’admire? Des auteurs telle Kate DiCamillo me sont venus à l’esprit. Sandra Cisneros. Christopher Paul Curtis.

Je voulais une chance de me reprendre.

Une question aussi réfléchie que celle-là méritait une réponse tout aussi réfléchie.

Juste au moment où mon avion atteignait son altitude de croisière, la réponse s’est imposée dans mon esprit. Si j’avais la chance de poser une question à Kate DiCamillo, ce serait celle-ci : jusqu’à quel point un auteur peut-il être honnête lorsqu’il se trouve dans un auditorium rempli d’enfants d’une école élémentaire? Jusqu’à quel point pouvons-nous être honnêtes avec nos lecteurs? Un auteur écrivant pour de jeunes enfants doit-il dire la vérité ou préserver leur innocence?

Il y a quelques semaines, l’illustratrice Loren Long et moi avons appris qu’un important comité de sélection n’accepterait pas notre prochain livre illustré, Love, une étude de l’amour dans la vie d’un enfant, à moins que nous « n’adoucissions » une certaine illustration. Dans cette scène, un jeune garçon abattu se cache sous un piano avec son chien, pendant que ses parents se querellent à l’autre bout du salon. Sur le dessus du piano se trouve un verre à whisky vide. Selon le commentaire fait à notre maison d’édition, cet épisode était un peu trop accablant pour des enfants, et qu’il pourrait mettre certains parents mal à l’aise. Cette décourageante nouvelle m’a amené à examiner sans détour l’objectif de mes livres illustrés. Que tentais-je d’accomplir avec ces histoires? Quelles réflexions et émotions espérais-je susciter chez les enfants?

Ce projet avait pris forme bien innocemment. Accablé par la division actuelle qui régnait au sein de notre pays, je me préparais à écrire un poème réconfortant à propos de l’amour. J’allais pouvoir présenter le résultat à ma propre jeune fille ainsi qu’à chaque enfant que j’allais rencontrer dans tous les États que je visitais, qu’ils soient d’allégeance républicaine ou démocrate. Mais quand j’ai relu une de mes premières ébauches, j’ai réalisé que quelque chose sonnait faux. Le texte était rassurant, motivant, même, mais je n’avais pas réussi à véhiculer la moindre notion d’adversité.

J’ai donc recommencé.

Je révisais déjà depuis quelques semaines lorsque mon épouse et moi avons reçu une mauvaise nouvelle, et ma fille a vu pour la première fois ma femme pleurer ouvertement. Cela a bouleversé son petit univers, et elle s’est mise à sangloter et à s’accrocher à la jambe de sa mère, suppliant que nous lui disions ce qui se passait. Nous l’avons apaisée, lui avons parlé et, plus tard, l’avons préparée à se mettre au lit. Alors que mon épouse lui lisait une histoire à propos de deux tortues qui avaient découvert un seul et unique chapeau, j’ai examiné le visage de ma fille, barbouillé par les larmes. Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle avait perdu une partie de son innocence cette journée-là. Mais peut-être que ces petits moments de perte sont aussi essentiels au développement d’un enfant bien adapté que les moments de joie. Peut-être que notre travail consiste non pas à tenter anxieusement de protéger nos enfants de toutes les petites blessures et peines, mais plutôt à les soutenir dans de telles expériences. À leur parler. À les serrer dans nos bras.

Et peut-être que cela s’appliquait aussi au manuscrit auquel je travaillais.

Finalement, Loren et moi nous sommes battus pour conserver la « trop accablante » illustration. En plus de refléter une scène essentielle au rythme de l’histoire, elle touchait aussi à la question de la représentation. Dans le monde du livre, nous parlons souvent de la force de l’inclusion raciale et, sous cet aspect, nous commençons à voir une certaine évolution, mais sous plusieurs autres aspects, l’absence de diversité se fait cruellement sentir. Par exemple, un nombre désolant d’enfants se trouvent actuellement sous un piano métaphorique. En outre, représenter cet aspect largement voilé de notre existence peut avoir un certain impact. Et pour ceux qui n’ont pas encore vécu ce genre de triste situation, je ne peux songer à un endroit plus sécuritaire pour aborder ce type d’émotions complexes que les pages d’un livre, lorsqu’on les lit assis sur les genoux d’un être cher.

Nous nous trouvons actuellement à l’âge d’or des livres illustrés, qui se déclinent en tous genres. Certains des meilleurs sont amusants. Ou franchement rigolos. Ou instructifs. Ou simplement rassurants. Mais j’aime à croire que les livres illustrés plus complexes en ce qui a trait à la charge émotive ont également leur place. Le merveilleux livre de Jacqueline Woodson, Un petit geste (mai 2020, D’eux), me vient à l’esprit, dans lequel la protagoniste laisse passer une occasion de se montrer gentille avec une camarade de classe. Et The Dead Bird, de Margaret Wise Brown, est une magnifique exploration du deuil, écrite du point de vue des enfants.

Ce qui m’amène à la seconde fois où un enfant m’a laissé sans mots l’automne dernier.

En visite dans une école élémentaire de Rome, en Georgie, je lisais un de mes premiers livres, Last Stop on Market Street, pour ensuite en discuter, comme je le fais souvent. Toutefois, à la fin de ma présentation, j’ai décidé, soudainement, de lire Love à mon auditoire, même si ce livre n’avait pas encore été publié. J’ai projeté les illustrations de Loren alors que je récitais le poème de mémoire, et lorsque j’ai eu terminé, quelque chose de remarquable est arrivé. Un garçon a immédiatement levé la main, et lorsque je l’ai invité à prendre la parole, devant tout le groupe, il m’a dit : « Quand vous nous avez lu ça, j’ai ressenti quelque chose, dans mon cœur. Et j’ai pensé à mes ancêtres. Surtout à ma grand-mère, par contre… parce qu’elle nous donnait toujours beaucoup d’amour. Et elle n’est plus là, maintenant. »

Puis il a commencé à pleurer doucement.

Et quelques enseignants se sont mis à pleurer, eux aussi.

J’ai bien failli me laisser aller moi aussi. Devant cent cinquante élèves de troisième année. J’ai dû attendre plusieurs minutes avant de me ressaisir et de le remercier de son commentaire.

Sur le chemin du retour à mon hôtel, je pensais encore à ce garçon, et à sa réaction émotionnelle à l’état brut. Je me sentais si privilégié d’y avoir assisté. J’ai pensé à tous ces garçons qui grandissaient dans des quartiers ouvriers partout au pays et qui sont terrifiés à l’idée de montrer la moindre émotion. Parce que c’est ainsi que j’ai grandi également : terrifié. Et pourtant, ce petit homme a été assez brave pour lever la main, devant tout le monde, et raconter comment il se sentait après m’avoir écouté lire un livre. Et quand il s’est mis à pleurer, quelques-uns de ses camarades lui ont tapoté les épaules pour le consoler. Je crois n’avoir jamais été aussi ému à l’intérieur des murs d’une école.

J’espère un jour avoir la chance de poser formellement à Kate DiCamillo mes questions à propos de l’innocence et de la vérité. Mais je suis sûr d’une chose : mon expérience à Rome, en Georgie, voilà pourquoi j’écris des livres. Parce que la petite histoire à laquelle je travaille, seul dans une pièce, jour après jour, pourrait un jour donner l’occasion à un enfant, quelque part, de « ressentir » quelque chose. Et si j’y assiste à nouveau en personne, la prochaine fois, j’espère être assez brave pour laisser, moi aussi, mes larmes couler.

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